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Les Cévennes

 Pendant les vacances et les week-ends, mes parents et moi mettions le cap sur Saint André de Valborgne, où se trouvait la grande maison familiale maternelle. Pour ma mère, sa maison c’était tout ! Et mon père, Nîmois de souche et résolument citadin, engloutissait par amour tous ses revenus de pharmacien dans l’entretien de cette bâtisse.

 Ne pas avoir été capable de concevoir un garçon susceptible d’assurer la descendance de cette prestigieuse lignée était un peu vexant pour mes parents. Mais avec un brin d’imagination, tout était encore possible. Ma mère allait jusqu’à m’appeler Bernard pour faire coïncider la réalité et son rêve. Jusqu’à l’âge de dix ans, j’ai donc porté gaillardement la culotte et le gilet. En échange des dentelles auxquelles je n’avais pas eu droit, j’ai bénéficié d’un éducation de petit mâle à laquelle je ne voyais rien à redire. Bien au contraire. Alors qu’une petite fille serait restée confinée à la maison, dans les jupons de sa mère, j’étais admise à courir la campagne aux côtés de mon père, pêchant dans les ruisseaux, dénichant les plus gros cèpes et les herbes médicinales indispensables à ses préparations d’apothicaire.

 Les Cévennes de mon enfance, restées dans leur jus depuis des temps immémoriaux, ne ressemblaient à aucune autre campagne. Je découvrais, émerveillée, une étrange contrée peuplée de paysans déjà âgés, qui parlaient le plus souvent en patois auquel je restais étrangère. Quand, fait extraordinaire, ils s’exprimaient en français, ils employaient des images sublimes. Il y en avait un, par exemple qui, au moment de vous quitter, lançait avec des intonations à vous en donner la chair de poule : « Oh, on ne se dit pas adieu. La mère des jours n’est pas encore morte ! ».

 Depuis notre maison isolé dans la Vallée Borgne, en empruntant un petit sentier qui musardait à travers la bruyères et chênes verts, on arrivait quelques kilomètres plus loin à Auzillargues, un lieu-dit peuplé de gens assez étonnants. Je me souviens notamment d’un certain Arthur. Poète à ses heures, il nous racontait que dans son village vivait un sanglier avec des dents en or et des serpents volants. Il faut dire qu’avec ce qu’il éclusait chaque jour, il avait de quoi fertiliser durablement son imaginaire… Dans le même village résidait également une veuve très âgée et particulièrement effrayante, pourvue d’un énorme goitre et affublée de deux filles. L’aînée, qui avait sombré dans la folie à 13 ou 14 ans, fut aussitôt enfermé à Mondevergues, un asile de la région. La cadette ne tarda pas à déraisonner à son tour. Eté comme hiver, elle se promenait à moitié nue dans les rues. Sale comme un peigne, sa tignasse grise en bataille, elle tenait à bout de bras une grande hache qu’elle faisait tournoyer avant de se jeter de tout son poids sur le premier mûrier qui avait eu le tort de croiser sa route. Il faut vous dire qu’elle avait qu’une seule passion dans la vie: couper des arbres. Je me souviens comme si c’était hier de ses puissants éclats de rire qui découvraient une bouche édentée, mais aussi de grandes plaques de sang séché, celui de ses règles, qui maculaient ses cuisses. On aurait dit un dessin de Doré pour illustrer un conte de Grimm! Mais il en fallait plus pour effrayer ma grand mère qui, pleine de devoirs et très bonne, allait, quoi qu’il arrive, rendre ses deux visites mensuelles à leur mère. « Et si votre fille vous prend pour un arbre ? », ne cessait de lui répéter ma mère, sans jamais parvenir à la décourager. Quant à moi, ces histoires me mettait la tête à l’envers. Les Cévennes, c’était vraiment le berceau du merveilleux et de l’étrange. Le quotidien le plus banal y prenait une dimension fantastique un peu effrayante.

  Mes premiers souvenirs de ces campagnes-là remontent à mes cinq ans et sont assez brutaux. Durant les étés les plus chauds, je me souviens d’une prolifération de serpents. Pas de vipères, qui aimaient les sols calcaire, mais de grands serpents d’eau et d’immenses couleuvres- dont la fameuse couleuvre d’Esculape qui peut mesurer plus d’un mètre de long.

 Deux souvenirs d’enfance sont plus particulièrement liés à des histoires de serpents. L’une de mes tantes habitait une de ces ravissantes villas construites au XIXème siècle, recouverte de verdure. Un jour, en lui rendant visite, j’ai croisé dans l’escalier qui conduisait au premier étage une couleuvre immense, de plus d’un mètre, qui empruntait un chemin inverse au mien. Je vous laisse imaginer mes hurlements! L’autre souvenir a pour cadre la terrasse de notre maison où sous une épaisse tonnelle de vigne vierge, se déroulaient nos traditionnels repas dominicaux. Un jour d’été, la fin d’un paisible repas fut perturbé par une nuée d’oiseaux qui piaillait au-dessus de nos têtes, puis par la chute soudaine d’une énorme couleuvre dans le compotier. L’animal avait été surpris, puis sans doute déséquilibré par cette nuée de mères protectrices alors qu’elle faisait un festin de leurs couvées. La couleuvre fut massacrée avant d’avoir pu s’enfuir. Mais, avec la complicité de mon père, j’organisais à son attention un enterrement en grande pompe.

 Les animaux en général tenaient une grande place dans notre vie cévenole. Il y avait une ferme avec des chèvres - mais aussi des moutons, des poules et un cheval, utilisé pour les travaux de labour. Une lecture de mon enfance illustre à merveille ce que j’ai vécu alors, L’Ane culotte d’Henri Bosco. Je n’avais aucun mal à me projeter dans le personnage du petit garçon, Constantin, qui découvre un paradis perdu où les animaux sauvages vivent sans crainte auprès d’un vieil homme mystérieux.

 Mon espace de jeu favoris était les jardins qui entouraient la maison familiale, mais aussi les greniers remplis de vieilles revus et de vêtement. Très vite, les Cévennes sont devenus mon théâtre. Mes amies et moi puisions avec frénésie dans les malles du grenier les déguisements nécessaires à nos spectacles. Notre répertoire était très large, il allait des Quatre filles du Docteur Marche à Hamlet. Des bouts de soie brute, quasiment blanche, étaient parfaits pour incarner la douce Ophélie et sa chevelure de lin. Le choix des personnages importait peu à vrai dire. Nous jouions tour à tour chacun des rôles principaux, animés surtout par le plaisir trouble de nous travestir.

 Au-delà de nos spectacles, je réalise aujourd’hui combien la représentation occupait une large place dans la maison. Ma grand mère possédait également une lanterne magique et organisait régulièrement des projections de vues. Enfin, sur tous les murs, des portraits peints de mes arrières grands mères, vêtues de leurs costumes d’antan et coiffées de longs cheveux, semblaient me regarder fixement, comme pour m’interdire de commettre de trop grosses bêtises.

Bernadette Lafont, tirée du livre "Bernadette Lafont, une vie de cinéma"