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Une enfance gardoise ( Saint-Geniès-de-Malgoirès)

Mes dix premières années ont pour cadre un charmant village gardois, Saint-Geniès-de-Malgoirès, situé sur la ligne du chemin de fer qui relie Nîmes à Alès. Petit village sans histoire, né de la réunion de plusieurs mas dévolus à la culture de la vigne. Il tirait une fierté particulière d’avoir élu, en 1790 le premier maire noir d’une commune française, Louis Guizot. Mais depuis le XIXème siècle, le temps semblait s’être arrêté ici. Je n’ai connu ce village qu’à travers les nuages de poussières soulevées par le va-et-vient permanent des charrettes transportant hommes et bêtes, foins et raisin. A l’époque, les chemins avaient encore la blancheur immaculée de la pierre écrasée.

 Mon père était le pharmacien du village. Autrement dit une sorte de notable, au même titre que le curé, l’instituteur ou le médecin. D’ailleurs, je n’étais pas loin de penser qu’il était le vrai maître de la commune, chacun venait indifféremment lui confier ses états d’âmes, et ses désordres gastriques.

 J’aimais beaucoup mon école sur laquelle régnaient deux institutrices. La rumeur disait qu’elles étaient ensemble. Cela ne semblait déranger personne, surtout pas mes parents qui ont fait preuve à ce sujet d’une très grande tolérance. l’une des deux était particulièrement liée avec mes parents et entraina d’ailleurs mon père vers le Parti communiste. Preuve de nos lien indéfectibles, nous embarquâmes les deux demoiselles lors d’un voyage mémorable sur la Côte d’Azur, à bord de la 4CV de mon père. Je me suis retrouvée à l’arrière solidement calée entre les deux demoiselles qui se portaient bien.

 Quand je songe à cette enfance, une série de « première fois » a pour cadre ce village. Rencontrée sur les bancs de l’école, Jojo fut ma première et grande copine, celle avec qui l’on partage les grands secrets et les premières caresses intimes. La guerre et les rumeurs de libération virent affluer à nos portes toutes sortes de réfugiés. Certains jours, arrivaient des camions entiers contenant Polonaises, Hongroises ou Africaines. Sur la place du village, je les contemplais, fascinée. C’est là que pour la première fois, j’ai vu une petite fille noire. Je l’adorais et j’aimais particulièrement ses cheveux crépus, d’une texture tellement différente des miens. Dans un registre exactement inverse, j’ai été également subjuguée par une petite Polonaise, Wanda dotée d’un teint pâle et de nattes, comme les petites russes dans mes livres illustrés. Au lieu d’être apeurée, comme tant d’autres enfants, j’étais très attirée par ces êtres si différents de moi. Il est vrai que j’ai eu de la chance, dans mon enfance, d’avoir pour camarade de jeu, un cousin franco-cambodgien prénommé Jean-Lou que j’ai tout de suite adoré.

 Dans ma mémoire, c’est un souvenir de chaleur qui perdure. Une chaleur qui terrasse et écrase tout, obligeant à quelques rituels comme la fermeture d’épais volets. Quand ma grand-mère voulait trouver un peu de fraîcheur, elle me prenait par la main et nous partions en balade. Nous longions d’abord la rivière, où quelques lavandières venaient encore jouer du battoir, et nous laissions nos pas nous guider jusqu’au cimetière. Les nombreux arbres qui le parsemaient en faisait un lieu très prisé des villageois. Comme beaucoup d’autres bourgades de la région, Saint-Génies vivait replié sur lui-même. Peu de gens y venaient et l’occasion d’en sortir était rare. Parfois, ma mère m’installait dans le panier de son vélo et, en quelques coups de pédales, nous nous rendions dans le village voisin de Saint-Bauzély commander nos robes à la couturière locale. D’autres réjouissances nous conduisaient à Saint-Maurice-de-Cazevieille où mon père retrouvait ses anciens copains de guerre lors de grandes tables joyeuses où les participants ne se faisaient pas prier pour pousser la chansonnette. Il n’était pas rare que, mon tour venu, je chante Mon bel ange va dormir, la berceuse de Mozart, ou encore Ma Normandie, en m’accompagnant du piano.

 Quand j’ai eu l’âge d’entrer en 6ème, nous partîmes nous installer à Nîmes. Ce départ vers la ville sonna le glas de mon enfance insouciante. Mais à quoi pouvait donc ressembler une grande ville ? Je n’en avait jamais vu auparavant. Dès mon arrivée, une couleur s’imposa : le noir. « Je ne veux pas rester ici ! » fut mon premier cri de révolte. Il me fallut bien me faire une raison. Mon père ouvrit une nouvelle pharmacie 106 Chemin Bas d’Avignon, vers le cimetière catholique, juste au-dessous de la voie ferrée. La pharmacie était au rez-de-chaussée, notre appartement au-dessus de la voie ferrée. Les locomotives à vapeur glissaient le long des voies en rejetant de lourdes volutes d’une fumée noire, grasse et malodorante qui imprégnait tout sur son passage : les murs, les trottoirs et même le linge que ma mère s’entêtait à vouloir étendre sur notre terrasse.

 Tous les matins, je me rendais à pied au lycée de jeunes filles en suivant un trajet lugubre, le long de la voie ferrée du boulevard Talbot. Il est aujourd’hui de bon ton de prétendre que l’on a été « cancre » ou « rebelle » dans sa jeunesse. Je n’ai été ni l’une ni l’autre et j’ai aimé ce lycée dès mon arrivée à Nîmes. J’aimais son architecture, sa cour. En plus, j’avais plaisir à y retrouver de bonnes copines dont mon amie Annie. J’avais aussi une professeur de français que j’adorais, Mme Piollet. Une très jeune veuve de guerre, d’un charme fou, vêtue de noir de pied en cap. Je lui dois mon amour de cette matière et mon goût de la littérature. Au bac, je fus gratifiée d’un 16/20 en composition française pour avoir commenté la citation tirée du poème de Verlaine. « De la musique avant toute chose ». En latin, cela allait encore, car ma mère « bétonnait » avec des cours particuliers. Par contre, ma nullité en maths vous aurait donné une idée de l’infini…

 Quand j’ai acquis un peu plus de liberté, je me suis beaucoup promenée dans la ville. J’aimais particulièrement les jardins de la Fontaine. Je me souviens notamment d’une légende que me racontait mon père. L’origine de la résurgence étant alors très mystérieuse, il prétendait que, sous le bassin, il y avait une source abyssale au fond de laquelle était enfoui le Veau d’or. Cela m’impressionnait beaucoup. Je craignais d’y tomber en m’approchant de trop près et d’être à tout jamais engloutie. Les jardins sont aussi liés à mes premiers émois amoureux - le tout premier baiser avec un jeune lycéen - et à mes premières frayeurs sexuelles. Vers 14-15 ans, des « grandes » m’avaient entrainée dans le haut des jardins où sévissait un exhibitionniste à l’imperméable.

 Le Nîmes des années 1950 avait des allures de films pour teenagers avec, au programme, drague sur les boulevards, Vespa gris-beige et juke-boxes dans les cafés. En fin d’après-midi, le principal divertissement consistait à arpenter de long en large le boulevard Victor-Hugo, celui du lycée Daudet, fréquenté par les forts en thèmes et les jeunes filles de bonne famille. On disait « faire le boul’ ». Moi, je préférais aller trainer sur le boulevard Gambetta, plus ouvrier, ou mieux, sur le boulevard Amiral Courbet et son café de l’Industrie, où se retrouvaient footballeurs et supporters du Nîmes Olympique. A cette époque-là, le football était assez mythique à Nîmes et, dans nos têtes de midinettes, les footballeurs symbolisaient un idéal masculin, un gage de virilité face auquel les petits boutonneux du lycée ne pesaient pas lourd.

 Du haut de mes 15 ans, je dévisageais sans vergogne les Jeannot et les José, James Dean locaux en scooters, arborant blousons noirs et premiers blue-jeans, des ragazzi tout droit sortis des futurs films de Pasolini. Je matais sans vergogne les nuées de jeunes gardians en chemise à fleurs, évoluant dans le sillage d’un manadier célèbre ou d’un vieux peintre aristocrate. Le Nîmes de mon enfance avait « quelque chose de Tennessee », un côté putride et très secret. Il était parsemé d’austères maisons aux fenêtres protégées par des grilles en fer forgé, dans lesquelles vivaient de vieilles dames en robe de chambre, aux perruques de guingois.

 Dès que je pouvais m’échapper, je m’asseyais à la terrasse de la Grande Bourse, face aux Arènes. Quand un garçon venait me brancher en me demandant ce que je faisais, je prenais un air hautain avant de lui lancer un « Je fais du cinéma en Italie !». Tout cela parce que j’avais lu dans un magazine que Marine Vlady tournait en Italie.

 Il est vrai que nous allions beaucoup au cinéma avec mes parents, sans jamais nous préoccuper du genre ou du statut de l’oeuvre. Une semaine nous allions voir Nous irons à Paris de Jean Boyer et la suivante Orphée de Jean Cocteau. Mes premières actrices de cinéma avaient pour nom Pier Angeli et Leslie Caron. Des héroïnes un peu androgynes auxquelles je pouvais facilement m’identifier. Très vite, j’ai pris l’habitude de m’habiller à travers les modes du cinéma. La découverte de Leslie Caron dans Papa longues jambes provoqua ma ruée sur les magasins de tissus afin de confectionner la panoplie de l’interprète : une veste à rayures et un pantalon assorti.

 Dans les colonnes du journal Elle, je scrutais les petites annonces des productions recherchant la future interprète du Blé en herbe ou de Bonjour tristesse. Mes missives, rédigées avec la fougue de l’adolescence, restaient inévitablement sans réponse. Un an plus tard, j’allais voir le film en salle. Car si je rêvais de cinéma, en faire restait inaccessible pour la jeune provinciale sans relation que j’étais.

 Heureusement, d’autres expressions artistiques restaient à ma portée. Quand mon père a vu que j’usais mes espadrilles en corde à force de marcher sur la pointe des pieds, il a dit : « Il faut que la petite fasse de la danse ! ». Ma mère, descendante d’une vieille famille cévenole protestante, ne voyait pas cela d’un très bon oeil. Elle répétait sans cesse: « Lafont histrion !», ce qui traduisait bien le peu de considération qu’elle portait à cette activité. J’ai commencé la danse à 11 ans avec Nina Sereni, maîtresse de ballet à l’Opéra de Nîmes. Elle donnait des cours trois fois par semaine dans une salle de l’Opéra qui servait aux répétitions des compagnies de passage. Bientôt classée « demi-caractère » par mon professeur, je bénéficiai d’une relative liberté et pus ainsi me détacher du bataillon des ballerines. J’incarnai tour à tour le diable dans La nuit de Walpurgis et un personnage tout aussi sautillant dans Les Cloches de Corneille. Lorsque l’Opéra a brulé, en 1952, nous avons poursuivi les cours au foyer communal, place de la Calade, à l’emplacement du théâtre actuel, cette fois sous la direction de Micheline Bonardi.